Douglas Rushkoff : pourquoi les milliardaires de la tech attendent la fin du monde

Douglas Rushkoff : pourquoi les milliardaires de la tech attendent la fin du monde

Dans son livre « Survival of the Richest », Douglas Rushkoff dévoile une réalité troublante : les titans de la Silicon Valley ne préparent pas l’avenir radieux promis par la technologie, mais plutôt leur propre survie face à un effondrement mondial imminent. Cette révélation est issue d’une rencontre surréaliste entre l’auteur et cinq milliardaires de la tech, désireux non pas d’améliorer le monde, mais de s’en échapper.

La rencontre secrète qui a tout révélé

Il y a quelques années, Douglas Rushkoff, théoricien des médias américain, reçoit une proposition inattendue : donner une conférence grassement rémunérée représentant un tiers de son salaire universitaire annuel. Le voyage commence luxueusement, en classe affaires, et se poursuit en limousine vers un lieu isolé dans le désert. À sa grande surprise, au lieu d’une salle remplie d’investisseurs, il se retrouve face à cinq hommes immensément riches du secteur technologique et financier.

Ces magnats ne s’intéressent aucunement aux perspectives futures des technologies numériques. Leur véritable préoccupation se dévoile rapidement par une question déconcertante : « Alaska ou Nouvelle-Zélande ? » Ce qu’ils recherchent réellement, c’est le meilleur refuge pour échapper à l’apocalypse qu’ils considèrent inévitable – qu’il s’agisse d’un effondrement climatique, d’une guerre biologique ou d’une révolte sociale généralisée.

Les questions qui suivent révèlent leurs angoisses profondes : comment assurer l’approvisionnement en air respirable dans leurs bunkers ? Comment garder le contrôle sur leurs propres gardes du corps lorsque l’argent perdra sa valeur ? Cette rencontre surréaliste expose la vision paradoxale de ces techno-élites : créateurs des outils qui façonnent notre futur collectif tout en préparant activement leur fuite personnelle hors du système qu’ils ont contribué à bâtir.

Dans l’esprit des milliardaires de la tech

Rushkoff analyse la mentalité singulière des élites technologiques, qualifiée de « mindset de la fuite ». Ces individus, souvent admirés pour leur vision novatrice, semblent paralysés par l’anticipation d’un effondrement systémique global qu’ils nomment sobrement « l’Événement ». Cette perspective catastrophiste guide leurs investissements personnels vers des échappatoires plutôt que des solutions.

L’auteur identifie un paradoxe fondamental dans leur vision du monde : une confiance presque aveugle dans le pouvoir de la technologie pour résoudre les problèmes humains, couplée à une conviction que ces mêmes avancées technologiques précipiteront une catastrophe inéluctable. Comme l’illustre Rushkoff, « c’est comme vouloir construire une voiture suffisamment rapide pour échapper à ses propres gaz d’échappement ».

Les projets d’évasion prennent diverses formes, chacune reflétant cette mentalité particulière :

  • Bunkers de luxe construits dans d’anciens silos à missiles
  • Propriétés isolées en Nouvelle-Zélande ou en Alaska
  • Îles flottantes autonomes hors des eaux territoriales
  • Projets de colonisation spatiale (Mars étant la destination favorite)
  • Développement d’univers virtuels (métavers) comme refuge numérique

Ce qui stupéfie Rushkoff, c’est que ces mêmes personnes pourraient utiliser leurs ressources considérables pour atténuer les crises imminentes. Au lieu de cela, elles investissent dans des infrastructures d’isolation personnelle qui ne profiteront qu’à une infime minorité privilégiée.

L’évolution d’un rêve technologique devenu cauchemar

Le regard critique de Rushkoff est particulièrement pertinent car il provient d’un ancien enthousiaste. Dans les années 1990, il appartenait au mouvement cyberpunk qui voyait dans l’émergence d’internet une promesse d’émancipation collective et de démocratisation. Son désenchantement face à la commercialisation du web résonne avec la trajectoire plus large de notre relation à la technologie.

Période Vision de la technologie Acteurs principaux
Années 1990 Outil d’émancipation démocratique Cyberpunks, communautés en ligne
Années 2000-2010 Plateforme commerciale mondialisée Grandes entreprises tech, investisseurs
Aujourd’hui Moyen d’évasion individuelle Milliardaires de la tech, élites fortunées

Les figures comme Peter Thiel (fondateur de Palantir), Sam Altman et Ray Kurzweil (pionniers de l’IA), ou Elon Musk (SpaceX) incarnent cette évolution paradoxale. Initialement porteurs d’une vision techno-optimiste pour l’humanité, ils semblent désormais investir davantage dans des stratégies d’extraction personnelle face au chaos anticipé que dans des solutions collectives.

L’ironie que souligne Rushkoff réside dans la proximité entre les rêves des cyberpunks d’antan et les aspirations actuelles des tech-milliardaires. Les deux groupes partagent une volonté d’échapper aux contraintes du monde physique, mais avec une différence fondamentale : l’un cherchait une libération collective dans le cyberespace, l’autre une fuite individualiste hors du système.

Les alternatives face à l’impasse du « sauve-qui-peut »

Face à cette mentalité de fuite individualiste, Rushkoff affirme qu’il n’existe en réalité « aucune échappatoire ». Les bunkers sophistiqués, les colonies martiennes ou les mondes virtuels ne constituent pas des solutions viables face aux défis systémiques. Cette conclusion, teintée d’une certaine satisfaction mélancolique, suggère que nous sommes tous dans le même bateau, milliardaires inclus.

L’auteur esquisse quelques pistes alternatives, bien que relativement peu développées. Il évoque notamment la nécessité d’abandonner le paradigme de la croissance infinie pour adopter une économie circulaire. Cette transition impliquerait de reconnaître les limites matérielles de notre monde plutôt que de chercher perpétuellement à les dépasser par la technologie ou l’extraction de ressources.

Les stratégies collectives que propose implicitement Rushkoff s’articulent en quatre niveaux :

  1. Reconnaître l’interdépendance fondamentale entre tous les êtres humains
  2. Réorienter l’innovation technologique vers la résilience plutôt que l’évasion
  3. Développer des systèmes économiques compatibles avec les limites planétaires
  4. Cultiver une éthique de responsabilité collective face aux défis globaux

Le message central reste que les défis auxquels nous sommes confrontés ne peuvent être résolus par la fuite, aussi sophistiquée soit-elle. La véritable solution résiderait dans une transformation de notre rapport au monde, aux autres et à la technologie elle-même – une transformation que les milliardaires de la tech, malgré leurs ressources et leur influence, semblent incapables d’imaginer ou peu désireux d’embrasser.

Luc Dubois
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